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>>Quand la mémoire danse... Mémoire et modèles musico-choréographiques chez les migrants d’Ayacucho (Pérou) par Jeanne Saint-Sardos

Musée du Quai Branly, décembre 2007


Jeanne Saint-Sardos est doctorante en ethnomusicologie à l’Université Paris IV et elle a été recrutée comme boursière de l’Institut Français d’Études Andines à Lima.





L’Institut Français d’Études Andines à Lima appartient au réseau d’instituts de recherche mis en place à travers le monde par le Ministère des affaires étrangères et européennes. Créé en 1948, il s’est lancé au milieu des années 1960 dans de grands programmes régionaux plurisdicplinaires. Il a ouvert dans les années 1980 des antennes en Bolivie, en Colombie et en Équateur tout en développant ses liens de coopération avec la recherche française et locale, et en intensifiant une vraie politique de coédition.
L’IFEA a pour champ de recherche la multiplicité des héritages historiques et la diversité des milieux et des sociétés des pays andins. Il développe aussi bien des programmes sur le patrimoine archéologique et ethnographique andin, que sur la construction des identités, des sociétés et des États, ou sur la fragilité des milieux, les aléas et la vulnérabilité, voire sur les sociétés indiennes et afro, le métissage et l’acculturation.
Il publie de nombreux ouvrages, dont la revue Bulletin de l’IFEA, les Travaux de l’IFEA, depuis 2000 la collection Bibliothèque andine de poche et enfin Actes & Mémoires, depuis 2006.


Quand la mémoire danse... Considérations sur les rapports entre mémoire et modèles musico-chorégraphiques chez des migrants d’Ayacucho (Pérou)



Les arts ont toujours été très liés à la mémoire. Qu’ils soient supports, vecteurs, conscients ou inconscients, critiques, dénonciateurs, partisans, revendicateurs ou simplement descriptifs, ils reflètent, expriment la vision d’une personne, d’un groupe, d’une société à un moment donné. Mais en plus des liens qu’ils peuvent entretenir avec les mémoires collective et individuelle, les arts possèdent aussi une mémoire qui leur est propre, une mémoire interne. Les canons et les règles qui les régissent, qui les constituent intrinsèquement, se perpétuent mais restent rarement tout-à-fait statiques. Pour la musique et la danse, ceci peut s’observer à travers les formes musico-chorégraphiques. Celles-ci varient, évoluent très souvent dans leur structure comme dans leur exécution, particulièrement lorsqu’il s’agit de traditions orales. La fixité des normes s’avère somme toute relative. L’étude des relations entre la mémoire et les modèles musico-chorégraphiques permet de mieux comprendre les évolutions de ces derniers ainsi que leur ancrage dans le système social. La danse des ciseaux du département d’Ayacucho au Pérou s’avère un exemple significatif pour aborder cette problématique. Originaire de la sierra et d’un milieu essentiellement rural, elle a suivi les Ayacuchanos dans leur migration sur la côte et notamment dans la banlieue de Lima. Les pièces musico-chorégraphiques qui la composent laissent une grande liberté aux danseurs et musiciens tout en constituant un cadre strict. Les artistes explorent ces modèles et leurs limites de manière frappante, notamment à Lima, mais le public des villages d’Ayacucho reste encore seul juge de la conformité des nouvelles variantes. Cette validation de la nouveauté et la gestion des modèles à travers le temps et l’espace amènent à s’interroger sur les relations entre mémoire et structuration musico-chorégraphique, ainsi qu’entre mémoire et esthétique.

La danse des ciseaux

La danse des ciseaux est une danse de compétition individuelle masculine qui a lieu pendant des fêtes de village associant généralement un événement du calendrier agraire avec une célébration catholique. Accompagnés d’une harpe et d’un violon, les danseurs font s’entrechoquer deux plaques de métal en forme de grands ciseaux. Ils exhibent l’un après l’autre leur agilité, leur capacité à amuser et étonner le public ainsi que leur endurance physique et leur résistance à la douleur. Comme on va le voir, cette danse possède une structuration musico-chorégraphique très particulière. De plus, elle se caractérise par la relation privilégiée entre artistes et divinités, par le statut semi-professionnel des danseurs et la transmission par un "maître". Loin d’être passifs, les spectateurs participent à la compétition dans la mesure où ils encouragent ou critiquent les danseurs (et parfois les musiciens) de façon plus ou moins bruyante ; en cela, ils constituent un repère fort d’évaluation du vainqueur. Ce dernier est rarement déclaré publiquement (sauf dans quelques rares villages et cela semble une innovation) mais fait l’objet d’un consensus tacite. Le public est juge, car pour la majorité, il connaît les danses aussi bien que les musiciens et les danseurs.
Dans la banlieue sud de Lima, pas une semaine ne passe sans que des banderoles colorées n’annoncent en grosses lettres la danse des ciseaux au programme des fêtes du dimanche suivant.

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paso de baile par le danseur Paqcha Qapariy (Huacaña, juillet 2007)

Le week-end arrivé, les migrants du département d’Ayacucho installés dans la capitale envahissent cours d’écoles ou terrains vagues pour assister, une fois de plus, à cette danse de compétition qui leur est si chère. A plusieurs centaines de kilomètres de sa région d’origine et dans un milieu de vie extrêmement différent, la danse continue à rassembler et à enflammer les Ayacuchanos. Elle apparaît dans le panorama liménien à partir des années 70 et son importance n’a cessé de croître, surtout depuis les années 90. A tel point que la capitale concentre aujourd’hui la très grande majorité des artistes. Néanmoins, ces artistes vivant à Lima continuent à participer aux fêtes des villages de la sierra et le public serrano reste seul habilité à juger des changements musicaux et chorégraphiques.
Car danseurs et musiciens jouissent d’une certaine liberté : la danse se compose d’une séquence précise de pièces (tonadas pour la musique et pasos pour la danse) dont la plupart est constituée en partie d’un principe musical et d’un principe chorégraphique laissant une marge de variation aux danseurs et aux musiciens. Ces principes restent peu verbalisés ; hors de l’observation, beaucoup ne sont perçus qu’à travers les critiques : il s’agit surtout de préciser ce qui ne peut se faire mais très rarement d’indiquer comment cela doit être fait. Les modèles musico-chorégraphiques s’expriment surtout à travers des propos négatifs. La réalisation de ces éléments en majorité structurels fait aussi appel aux règles tacites de l’interprétation et de l’ornementation qui, encore moins verbalisées que les structures, correspondent au côté plus esthétique des modèles et ne sont pas imperméables à une certaine subjectivité. Outre la liberté qu’elle laisse aux artistes, la danse des ciseaux offre plusieurs avantages pour envisager la question de la mémoire dans l’art. Tout d’abord, la situation de migration a provoqué une concentration de son évolution tant dans le temps que dans l’intensité ; cela rend le phénomène plus visible et plus facile à étudier. De plus, les variations doivent être observées dans deux dimensions, le temps et l’espace. Ce dernier se divise d’ailleurs lui-même en deux parties, la banlieue liménienne et les villages de la sierra, en constante interaction. Enfin, la danse se pratique seulement chez les Ayacuchanos (sauf de très rares présentations sur scène), et elle ne subit pas encore la pression d’exigences extérieures, qu’elles soient liées à des politiques mercantiles ou à des principes culturels.

La mémoire des structures

Les modèles musico-chorégraphiques se composent d’une part de structures ou formes musicales et chorégraphiques, d’autre part, de règles qui permettent de les réaliser et constituent l’aspect esthétique. Bien que de nature et de fonction différentes, ces deux catégories d’éléments entretiennent des relations très fortes. Il est rare de les voir dissociées dans la pensée musicale vernaculaire, et prises séparément, ces catégories ne permettent souvent pas d’identifier le répertoire ou la pièce. Les modèles eux-mêmes ne sont d’ailleurs guère conscients et correspondent majoritairement aux fruits d’analyses musicales ou chorégraphiques extérieures à ce milieu artistique. Cependant, c’est cette trame que musiciens et danseurs suivent de manière plutôt inconsciente lorsqu’ils exécutent une pièce.
Afin de mieux rendre compte des rapports entre la mémoire et les modèles musico-chorégraphiques, je vais toutefois considérer les structures et les règles d’interprétation séparément dans un premier temps. Leurs relations avec la mémoire s’avèrent en effet trop différentes pour pouvoir les traiter conjointement.

Si certaines danses se contentent d’un seul niveau de structuration, la danse des ciseaux, elle, en révèle trois : l’organisation de la séquence des pièces, la forme des pièces et la structuration des éléments « libres » qui constituent ces dernières.
Dans la séquence des pièces musico-chorégraphiques, certains pasos recouvrent plusieurs tonadas : alors que les musiciens jouent diverses pièces musicales consécutives, les danseurs continuent d’exécuter la même pièce chorégraphique. La séquence chorégraphique, le nom de ses pièces et leur ordre sont connus non seulement des artistes mais du public ayacuchano en général. Par contre, ce dernier ne connaît que rarement la totalité des pièces musicales, il semble essentiellement se référer à la danse. Chaque pièce musico-chorégraphique possède un nom et les tonadas qui « doublent » un paso ont chacune leur propre nom mais sont aussi considérées comme une sous-catégorie du paso. Tout cela est formulé très clairement, et même écrit lorsqu’il s’agit de contrôler le déroulement de la compétition lors des fêtes. L’ordre rituel vient en outre renforcer l’ordre musico-chorégraphique dans la mesure où à chaque pièce correspond un lieu, un moment de la fête, voire une fonction (louer un saint ou se déplacer dans le village). Ces éléments qualifient autant une pièce que sa place dans la séquence et c’est généralement selon eux que les artistes expliquent la séquence de base et les pièces les plus importantes.
En ce qui concerne la musique, la forme des pièces peut être de deux types : fixe ou libre. La liberté pour les pièces fixes ne réside que dans l’interprétation, le style. Les pièces libres, elles, se composent d’une alternance de phrases musicales libres et de refrains empruntés à un réservoir. Ces derniers sont structurants et signifiants selon leur agencement mais les artistes ne peuvent expliquer verbalement que peu d’aspects de cette organisation interne des pièces. Toutefois, la structuration semble intégrée par tous, y compris par les non-artistes qui reconnaissent la quasi-totalité des combinaisons de refrains. Pour la danse, un seul élément, semble-t-il, peut être considéré comme structurant : commencer par un tour de la piste de danse dans le sens inverse des aiguilles d’une montre. Ce détail n’est jamais exprimé et reste une conclusion de l’observation.

Enfin, les éléments libres qui constituent les pièces sont gouvernés par des caractéristiques structurantes. Pour la musique, il s’agit d’éléments mélodico-rythmiques plus ou moins précis selon les pièces ; ceux-ci ne font l’objet d’aucune verbalisation ni abstraction, toute question à leur sujet n’entraîne qu’un exemple de réalisation. Les principes chorégraphiques, eux, consistent bien plus en des indications de mouvements, comme des pas sur les pointes ou des acrobaties avec sauts, qu’en des « pas » précis. Ils peuvent être expliqués verbalement pour la plupart, même si ce n’est que très succinctement. Ces caractéristiques musicales et chorégraphiques, bien que structurantes, s’avèrent très proches des règles d’interprétation et la frontière entre les deux reste parfois difficile à cerner.

Les structures musico-chorégraphiques en général possèdent une mémoire assez forte ; au contraire, l’aspect esthétique est plus sujet à des variations. Par exemple, de nombreux répertoires sont actuellement amplifiés, des instruments extérieurs ajoutés à la formation d’origine. Le style est modifié sans pour autant que les formes changent ni que le genre prenne un autre nom. Les évolutions que subit la danse des ciseaux d’Ayacucho touchent en effet très peu ses structures. La parole participe très peu à leur processus de mémoire mais cela ne gêne pas particulièrement leur conservation et leur transmission. Il en est de même pour le langage dans lequel la grammaire est assimilée de façon inconsciente, sans être abstraite. En effet, les structures musico-chorégraphiques s’acquièrent sans l’intervention d’éléments extérieurs. Ce sont elles les fondements de la pensée musicale et chorégraphique. Cependant, en ce qui concerne les éléments libres chorégraphiques, certaines modifications apparaissent, critiquées par certains mais acceptées par le public à tel point qu’elles deviennent la norme. Les règles ne semblent pas assez intelligibles pour tous pour constituer des éléments de base immuables, du moins dans les dernières décennies. Il s’agit du même phénomène que pour les règles d’interprétation, le style, ce qui sera développé plus bas.
Certaines variations structurelles peuvent aussi s’expliquer par la multiplicité des mémoires. En effet, chaque village exécute sa propre version des modèles ; les artistes viennent majoritairement de l’extérieur mais ils se plient à la coutume du lieu. Cependant, ils portent en eux les usages de leur village ainsi que de ceux qu’ils ont traversés, et cela se ressent dans leur interprétation. Ils font donc le lien entre les mémoires des différents villages et permettent de former ainsi une mémoire régionale. De ces mémoires en découle une autre, plus globalisante, chez les Ayacuchanos installés à Lima. Et cela est sans compter sur la différence entre la mémoire professionnelle et celle du public. Chacune montre une perception différente des phénomènes. Les structures restent peu touchées par la confrontation des mémoires, cependant les influences entre les mémoires locales existent ; par exemple, certaines pièces spécifiques à un village sont parfois adoptées dans d’autres. La mémoire régionale accepte les particularismes locaux mais la mémoire globalisante a une forte tendance à les gommer. Pour l’instant, cette dernière influe bien moins sur les structures locales que sur le plan esthétique.
Le public de la sierra reste le dépositaire de la costumbre ; la mémoire locale, voire régionale, prime donc sur celle de Lima, la mémoire globalisante. Cette dernière ne peut avoir d’influence sur les autres sur le plan structurel car les structures ne peuvent être conservées correctement à Lima. La migration sur la côte entraîne un changement radical de milieu ; les repères géographiques et temporels, le contexte rituel ne sont plus les mêmes. La séquence doit être tronquée car la fête dure moins longtemps. Bien des artistes qui sont nés et ont appris dans la capitale ont du mal à s’adapter lorsqu’ils vont jouer et danser dans la sierra. Ils connaissent à peu près la séquence complète mais se trompent facilement s’ils ne sont pas accompagnés de personnes plus expérimentées. Cela révèle une assimilation imparfaite des structures. Le milieu artistique rejette de lui-même ces personnes au rang d’« aficionados » car elles ne peuvent être acceptées dans les villages. Il évite ainsi la dégradation de la mémoire migrante, particulièrement chez les artistes, et tente de préserver du mieux qu’il peut les fondements de son art à Lima. Cela n’est possible que grâce aux liens étroits qu’entretiennent les migrants avec leur milieu d’origine ; leurs échanges constants contraignent la mémoire globalisante à ne pas s’isoler, à rester dans une réalité serrana.

La mémoire esthétique

Contrairement aux structures, le côté esthétique des modèles musico-chorégraphiques est beaucoup plus influençable. Passer de la sierra à la capitale péruvienne a considérablement modifié le regard des Ayacuchanos sur ce qui les entoure et sur eux-mêmes, sur leur costumbre. La danse des ciseaux n’a pas échappé à ce phénomène et à ses conséquences. Le changement de milieu de vie radical se reflète de façon notable dans la réalisation des structures musico-chorégraphiques. La capitale impose un autre rythme de vie, d’autres priorités que celles du monde rural serrano. La valeur du temps change, tout avance plus vite, et la musique comme la danse ont peu à peu suivi cette tendance : le tempo a augmenté, de même que la rapidité des mouvements. Les artistes ont tout à fait conscience de cette évolution et n’hésitent pas à commenter les conflits de tempo qui transparaissent lorsque plusieurs générations d’artistes se mêlent. Dans la musique, l’autre élément majeur est la valorisation croissante de la précision et de la performance technique. Il ne s’agit plus seulement de jouer la tonada correctement ; la richesse, la finesse de l’interprétation comptent beaucoup de nos jours. De nombreux témoignages attestent d’une amélioration de la technique instrumentale depuis quelques dizaines d’années, depuis l’essor de la danse des ciseaux à Lima. L’évolution parallèle, en danse, se retrouve dans l’exaltation de la force et de la résistance physiques. Les acrobaties se font de plus en plus ardues, les actes de fakirisme de plus en plus impressionnants.
Ces tendances, que ce soit en musique ou en danse, viennent du fait que ce qui pouvait paraître extraordinaire dans la sierra ne l’est plus forcément à Lima. Elles sont nécessaires pour ne pas perdre le côté surnaturel de cette expression. De plus, le nombre total d’artistes s’est multiplié depuis les années 80 et l’esprit de compétition qui dirige cette danse a fortement contribué à augmenter l’exigence technique ; à Lima, celui-ci passe d’ailleurs avant les valeurs rituelles.

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le danseur Rupaq Sunqu durant une épreuve de fakirisme avec des couteaux (Huacaña, juillet 2007)

Par ailleurs, Lima s’avère un creuset de différentes cultures nationales et internationales. Sa très forte croissance démographique depuis les années 50, due essentiellement à la migration des provinciaux, et sa position de capitale y font se côtoyer et se mêler des expressions artistiques des quatre coins du pays et du globe. L’inspiration extérieure s’observe très clairement dans la danse des ciseaux. Les musiciens n’hésitent plus à intégrer en tant qu’élément libre un bout d’une chanson d’une autre région, d’une chicha ou du dernier tube étranger qui serait à la mode dans le milieu migrant. Les danseurs, eux, aiment observer d’autres danses nationales ou internationales et en tirent souvent des mouvements innovateurs. Quoique ceci puisse surprendre, ces éléments sont pourtant adaptés de façon à répondre aux exigences des modèles musico-chorégraphiques. Tous ces emprunts musicaux et chorégraphiques ne correspondent qu’à un élargissement des sources d’inspiration.
Lima est devenue de loin le premier pôle de la danse des ciseaux quant au nombre d’artistes et à l’importance de la pratique. Mais la capitale se révèle surtout un extraordinaire laboratoire d’expérimentation des possibilités qu’offre cette danse ; la créativité et le niveau technique y sont poussés de plus en plus loin. Toutefois, seul le public des villages de la sierra peut valider ces nouveautés. Les artistes qui vont danser pour lui sont toujours choisis avec soin et présentent rarement des lacunes importantes. Leurs innovations se voient le plus souvent acceptées, et même adoptées par le milieu serrano. Celui-ci change en effet peu à peu son regard, notamment avec le développement des médias (télévision, vidéos, radio, internet, ...) et des transports. Le monde de Lima ne lui paraît plus si éloigné et les références artistiques et culturelles des villages se rapprochent chaque jour davantage de celles des migrants, à tel point que le public de la sierra ne se contente maintenant plus d’autoriser ces variations, il les réclame lorsqu’elles ne vont pas à l’encontre de sa vision des modèles musico-chorégraphiques.

Si la mémoire esthétique et la mémoire structurelle se comportent différemment face aux apports extérieurs, il semble que se soit établie une zone de perméabilité entre les deux, une partie de la structure que peuvent affecter les évolutions esthétiques. Comme il a été expliqué plus haut, les caractéristiques que doivent respecter les éléments libres se rapprochent beaucoup des règles d’interprétation. Ces dernières paraissent les influencer, tout particulièrement en ce qui concerne la danse. Les différents pasos regroupés sous l’appellation de baile mettent en évidence de plus en plus de force physique alors qu’ils sont fondés sur l’agilité et la légèreté. De même, la part de fakirisme que comporte la danse a tendance à croître, les réalisations s’avèrent de plus en plus poussées, les atteintes physiques de plus en plus fortes. L’évolution esthétique transparaît ainsi dans les éléments structurels même si elle ne provoque pas pour l’instant de changements radicaux. Ces modifications sont toutefois plus critiquées que celles qui concernent l’esthétique, et cela très certainement parce qu’en affectant les structures, elles ébranlent les fondements de la danse. Les pièces chorégraphiques présentent en effet une grande diversité et respectent une progression qui est en quelque sorte rompue lorsque les danseurs font appel à la force physique pour le baile, puisque cela caractérise essentiellement les pièces suivantes de la séquence.
Dans une certaine mesure, cet exemple va à l’encontre de ce qui provoque l’évolution esthétique : le besoin de continuer à faire sens. D’où certainement la virulence des critiques. La danse des ciseaux, comme beaucoup d’expressions, s’adapte à la société, au milieu dans lequel elle se perpétue. Les notions de vitesse, de technique, de force et de résistance physiques sont variables dans l’espace et dans le temps, et ce qui fascinait il y a seulement une dizaine d’années dans les villages n’impressionne parfois plus personne sur la côte aujourd’hui. Or le dépassement de l’humain reste fondamental dans cette danse, plus particulièrement chez les danseurs, et les références des villageois ayacuchanos ne peuvent être les mêmes que celles des migrants à ce propos, même si les différences ont tendance à s’estomper. Tout en conservant les fondements de la danse des ciseaux, les structures musico-chorégraphiques, les artistes doivent profiter de leur marge de liberté pour s’adapter aux diverses réalités et continuer de susciter les mêmes réactions. L’évolution esthétique s’avère donc une nécessité afin que cette danse conserve tout son sens. Toutefois, il y a des différences notables, voire des conflits, entre les mémoires individuelles et la mémoire collective. Les mémoires individuelles (de Lima et de la sierra) s’opposent très souvent à des évolutions qu’accepte et valide la mémoire régionale ; en résultent deux visions distinctes des modèles musico-chorégraphiques. La personne qui connaît bien la danse des ciseaux, qu’elle soit artiste ou non, s’attache énormément aux formes que prend son interprétation. Elle respecte les structures mais place apparemment l’esthétique presque à pied d’égalité et ne semble pas du tout la considérer comme mouvante et adaptable.
La mémoire collective, au contraire, met l’accent sur les structures, les fondements de la danse et accepte relativement bien les changements esthétiques dans la mesure où elle peut les appréhender et s’identifier à eux. Il reste essentiel de conserver un sens, sens qui, pour la danse des ciseaux, réside surtout dans les relations sociales et les échanges avec les divinités. Les artistes doivent conserver leur statut d’intermédiaires, d’hommes au-dessus des autres. Cette danse est une danse rituelle, qui agit sur son milieu, et la mémoire collective (plus particulièrement les mémoires locales et régionale) privilégie le maintien de son rôle, notamment grâce au maintien des structures. Celles-ci entretiennent en effet des liens étroits avec le déroulement général de la fête et les relations sociales, elles peuvent même être modifiées si ces éléments extérieurs à la danse l’imposent. C’est le cas à Lima où la séquence de pièces musico-chorégraphiques s’avère extrêmement réduite ; ce changement est dû à la concentration des fêtes sur un week-end (au lieu d’une semaine dans les villages), ce qui permet à un plus grand nombre d’Ayacuchanos d’y assister. A l’inverse, la mémoire individuelle, plus brève, réagit davantage à l’instant présent et à l’interprétation de la danse.

La mémoire musico-chorégraphique ne se limite pas à des éléments musicaux et chorégraphiques, loin de là. Elle entretient des relations très fortes avec la mémoire sociale voire rituelle, comme c’est le cas pour l’exemple de la danse des ciseaux. En tant qu’expressions, la musique et la danse, comme les autres arts, s’adaptent à leur milieu car elles ont besoin de garder leur sens (ou parfois seulement un sens). L’évolution qui concerne la danse des ciseaux est en effet très représentative de l’adaptation des migrants ayacuchanos à Lima. Mais les changements ne s’opèrent pas seulement dans les situations de migration, ils sont juste plus forts et plus rapides.
Les mécanismes qui régissent la mémoire musico-chorégraphique doivent aussi varier selon les situations et les répertoires. La stabilité des structures mise en évidence ici pourrait bien se révéler très relative dans d’autres danses ou genres musicaux. Ce travail n’est qu’une introduction au problème. Le sujet mériterait une étude bien plus approfondie sur ce répertoire, ainsi que sur d’autres afin de permettre un travail comparatif. Malheureusement, les recherches sur ce thème restent quasi inexistantes malgré l’intérêt interdisciplinaire qu’elles représentent. A l’heure des problématiques de migration, des constructions identitaires et des bouleversements sociaux, l’analyse des expressions artistiques pourrait contribuer à la compréhension de bien des phénomènes.


Jeanne Saint-Sardos



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