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Paris, Séville, juillet 2014
Dominique Fournier (Cnrs/Mnhn)
Dans le monde du toro, il est des événements qui suscitent des réactions à la fois étranges et amusantes : je pense tout particulièrement à l’échec retentissant d’un éleveur, ganadero, présentant une corrida dans une des grandes arènes espagnoles ou françaises. Haro assuré sur l’éleveur, même de manière feutrée !
On ne se permettrait pas de telles récriminations à l’encontre d’un torero défaillant, mais un ganadero ! Un ganadero qui en plus serait connu pour refuser de céder au mirage du fameux « toro de garantie ». Les places accordées aux élevages sur les affiches sont chères elles aussi, qui reviennent par principe à un certain sang, quelle qu’ait été la qualité de ses prestations précédentes. Cette tendance hégémonique est même tellement implacable que le censeur gêné la justifiera par avance en affirmant que c’est tout simplement ce type de toros qui plaît aux figuras, rois du spectacle.
Qu’importe que l’aficionado s’ennuie le plus souvent sur les gradins ! Lorsqu’un de ces animaux arrive à donner du jeu, c’est le triomphe assuré pour le torero qui limite effectivement les risques puisque l’excès de noblesse (cette qualité qui confine à la docilité patentée, l’imbécilité profonde) de son adversaire l’autorise à toutes les audaces. Á bon compte. Et les matadors-vedettes savent y faire, eux qui ont démontré depuis longtemps qu’ils possèdent dans leur bagage une technique et un sens du toreo hors du commun. S’il advient que les toros qui leur sont échus ne chargent pas, c’est qu’ils ont eu la malchance de toucher un mauvais lot. Les pauvres ! n’ont-ils pourtant pas pris la précaution de dépêcher dans les élevages leur veedor afin de s’assurer de tirer au sort des exemplaires à leur main. Ils savent que demain, ou après-demain, ils couperont une ou deux oreilles à une nouvelle petite merveille, paradoxalement presque le vilain petit canard de la portée, et tout sera oublié. Tout le monde rêve tellement du « toro à oreille » qu’on finit par pardonner après coup ! Avec quelques variantes liées à la culture spécifique de certaines arènes, voilà l’animal capable de répondre à l’attente esthétique du plus grand nombre au détriment du sentiment simplement tauromachique des quelques aficionados avides d’autres sensations, disposés toujours à revenir malgré les déceptions essuyées. Ceux-là n’ont pas grandi dans l’attente de l’accident ou du spectacle aimable, mais dans l’émotion qui naît depuis des siècles de la confrontation entre les armes du taureau et le savoir-faire de l’homme. Je me demande d’ailleurs si la vogue actuelle plutôt vulgaire et relativement dangereuse du porta gaiola (on attend le toro à genoux juste à la sortie du toril) ne s’explique pas par le manque d’intérêt qu’offre le bétail moderne. La posture n’a de sens véritable que si un torero entend rappeler ainsi de façon superfétatoire le poids de sa virilité ; ne présentant aucune utilité technique pour la suite du combat, elle donne à voir du danger pour le danger à des spectateurs qui se soucient comme d’une guigne de ce que doit être le toreo véritable. Un mauvais moment à passer pour le torero sans doute, mais si tout le monde s’en contente !
Pour en revenir aux éleveurs, les critiques ne manqueront jamais à l’encontre de ceux qui prétendent sortir du rang. Tous les coups sont permis dans le mundillo depuis des lustres, d’autant plus facilement que les prétendus experts reconnaissent que l’élevage de toros bravos reste une activité d’une imperfection rare et que, d’un jour à l’autre, il peut entraîner des revers de fortune considérables. Et d’abord, comment définir exactement les caractères de la bravoure, le principe même du taureau de combat ? Comment déterminer avec rigueur les critères constitutifs de l’ensemble de la race brave apparue à l’aube du XVIIIe siècle en même temps que les classificateurs animaliers épris de techniques de sélection et de transmission génétique ? Personne à ce jour, et l’Unión de Criadores de Toros de Lidia moins que quiconque, ne s’est vraiment entendu sur ces points. Dans la sphère taurine, et contrairement à d’autres milieux impliquant la manipulation d’espèces sonnantes et trébuchantes, l’aléatoire règne en maître en matière d’examens zootechniques et de résultats comportementaux. Qui serait assez hardi alors pour douter que l’échec cuisant d’un éleveur à Madrid, ou à Séville, ou ailleurs, relève de la normalité ? Et chacun (les chers confrères en particulier), après avoir présenté ses condoléances d’usage, s’accordera à trouver bien mauvais joueur l’éleveur déterminé à expliquer l’inexplicable.
Loin de se lamenter, et parce que le coup avait été vraiment rude, il a voulu interroger, rechercher, comprendre, en dépit des difficultés rencontrées au long de sa quête (le milieu préfère se limiter à incriminer l’éleveur et ses supposées erreurs de sélection). Et c’est ainsi qu’une explication est très vite venue d’une partie du monde vétérinaire spécialisé, qui suggérait qu’on se penchât sur le cas d’une éventuelle hyperglycémie. On s’est ainsi aperçu que, alors que les analyses de sang réalisées depuis 2009 sur l’élevage indiquaient un taux moyen de glycémie de 177,97mg/dL, celui des toros entrés le 25 mai en piste était monté à 517,60mg/dL. Quelques jours plus tard, deux des toros de réserve de Madrid (les numéros 23 et 26, eux aussi approuvés par les vétérinaires de l’organisation) et un toro embarqué directement depuis l’élevage furent testés et estoqués à Espartinas : le taux de glucose recueilli s’est élevé à 634 et 654 respectivement pour les deux bêtes revenues de las Ventas.